[Article publié dans "Historama" (Histoire
magazine), Paris, décembre 1992, une publication "Loft", No
106]
Juifs, chrétiens et musulmans en Terre sainte
HUMILIANTE
DHIMMITUDE!
Bat
Ye'or
Au 19e siècle, comme partout en terre d'Islam depuis douze
siècles, les minorités juive et chrétienne de Palestine
vivent sous le statut inférieur et humiliant de dhimmi. Après
la guerre de Crimée, les puissances occidentales veulent imposer
dans l'Empire ottoman l'égalité des droits...
Dans les cinquante premières années
du 19e siècle, la Palestine constitue un terrain où s'affrontent
de façon exemplaire tous les éléments de la "dhimmitude".
Ce mot désigne l'histoire comparative de l'ensemble des populations
indigènes chrétiennes et juives, dont les territoires conquis
par le jihâd furent régis par la loi islamique. Cette loi,
qui confère un statut particulier, celui du dhimmi, à ces
populations non- musulmanes, détermina toute l'évolution
de leur histoire. Le champ de la dhimmitude comprend l'examen de ce statut
juridique, les rapports entre les différents peuples dhimmis répartis
dans l'aire islamique, les clivages internes spécifiques à
chaque groupe et leurs réactions aux interférences politiques
et religieuses d'Etats étrangers. Or précisément,
c'est en Terre sainte, que, à cette époque, se concentrait
l'ensemble de ces facteurs qui dans d'autres régions de l'aire islamique,
se manifestait dans un contexte moins complexe.
La Palestine ne constituait pas alors une
entité autonome. Découpée en trois régions
administratives, qui se rattachaient aux pachaliks (provinces) de Sidon
et de Damas, elle était l'une des provinces les plus arrièrées
de l'Empire ottoman. En 1800, ses douze villes principales ne comptaient
guère plus de 50.000 habitants. L'insécurité y était
générale, les routes inexistantes. A l'exception des biens
religieux de main-morte (waqf), la propriété foncière
était interdite. Le sultan, seul propriétaire du sol, en
concédait l'exploitation sous forme de fiefs militaires à
des chefs bédouins, qui levaient l'impôt sur les paysans.
Des cheikhs civils et religieux (les Anciens), confirmés dans leur
fonction par l'autorité turque, administraient les villages conformément
aux coutumes locales.
Ces villages se groupaient en confédérations déchirées
par des luttes sectaires selon leur appartenance aux clans des Yaman ou
des Qays, tribus originaires d'Arabie.
A la fin du 18e siècle, les conflits
entre les Yaman basés en Judée, à Bethléem,
et les Quays, éparpillés dans de nombreux villages, entretenaient
une anarchie qui se maintiendra durant toute cette période. Après
l'expédition de Bonaparte (1799), source de désordres supplémentaires,
l'augmentation des taxes exigées par les potentats locaux suscitèrent
un état insurrectionnel (1823-1826). L'agitation dans tout le pays
s'aggrava (1831-1834) lorsque les troupes égyptiennes, sous Ibrahim
Pacha, tentèrent de briser le pouvoir des chefs bédouins
régionaux et d'imposer des réformes.
Les communautés dhimmies
Le fanatisme et l'insécurité
générale reléguaient les populations chrétiennes
et juives, principalement dans les villes où chaque communauté
religieuse résidait dans son quartier réservé. Les
communautés se côtoyaient sans se mêler. Juifs et chrétiens
dhimmis subissaient le même statut réglementé par la
Chari'a (loi religieuse islamique) et imposé sur l'ensemble des
pays musulmans. Ses prescriptions principales exigeaient le paiement de
la taxe coranique (jizya) sous peine d'esclavage ou d'exil, le versement
du double des taxes perçues sur les musulmans, l'interdiction d'exercer
une autorité sur un musulman et de témoigner dans un procès
impliquant un musulman, la prohibition du port d'armes et de la propriété
foncière. Astreints obligatoirement sous peine de sanctions sévères,
aux vêtements et aux couleurs spécifiques, les dhimmis subissaient
dans tous les domaines, des contraintes légales humiliantes. Chaque
patriarche, évêque ou grand-rabbin, après confirmation
de son poste par le pouvoir turc, assumait l'administration civile et religieuses
de sa communauté dont il supervisait le paiement des taxes et la
bonne conduite. Les délits de ses ouailles l'exposaient à
la bastonnade, l'emprisonnement ou à l'exécution.
Jusqu'en 1830, selon diverses sources consulaires, les chrétiens
de Jérusalem subissaient les exigences immodérées
des fonctionnaires musulmans. Ils étaient insultés, molestés
dans les rues, poussés dans les caniveaux, et leurs femmes étaient
déshonorées avec impunité. Les juifs enduraient les
mêmes humiliations.
Exploitation fiscale
A Jérusalem au début du 19e
siècle, la population juive ne pouvait excéder 2,000 personnes
sous peine de mort. Elle disposait de quatre synagogues à peine
meublées et réunies sous un seul toit. Le rangement de livres
liturgiques dans une autre pièce qui accueillerait des fidèles
pour le culte, était interdit. La communauté survivait grâce
aux aumônes expédiées par toutes les synagogues de
l'étranger. Selon J. Finn, consul anglais à Jérusalem
(1845-1862), les musulmans profitaient de cette situation par des exactions
et des rapines qui, de génération en génération,
chargeaient la communauté juive d'une dette exorbitante, dont l'intérêt
grevait lourdement le revenu perçu de l'étranger.
Sous ce rapport les chrétiens n'étaient
guère mieux lotis. A Jérusalem, leur nombre en 1806 n'excédait
pas 2,774 âmes, représentant six Eglises différentes.
A Nazareth et à Bethléem où ils étaient majoritaires,
ils comptaient 1,250 et 1,500 âmes respectivement. Pour assurer la
sécurité des pélerins, les Eglises étaient
excessivement rançonnées. Pendant la guerre de libération
gréco-turque (1821-1827), la population chrétienne de Jérusalem
fut obligée de s'habiller de noir, de travailler aux fortifications
de
la ville et fut pénalisée par des rançons considérables.
Les guerres tribales des chefs bédouins
qui dévastaient les campagnes, soumettaient les dhimmis dans les
autres provinces à un régime d'extorsions constantes. A Hébron,
en 1813-1814, les notables de la petite communauté juive, furent
emprisonnés et torturés jusqu'au paiement aux cheikhs d'une
rançon expédiée par les communautés d'Allemagne,
de Hollande, d'Angleterre. Vers la fin des années 1830 et jusqu'en
1859, le chef de la coalition des Quays, Abd al-Rahman Amr, guerroyant
contre les Yaman de Bethléem, terrorisait les dhimmis, menaçant
d'expulser de Hébron les juifs et les quelques chrétiens
qui y vivaient s'ils ne lui versaient des taxes et des droits de protection.
A Safed, le départ des troupes françaises
(1799) déclencha une razzia sur le quartier juif avec pillage, massacre
et rançon de 50,000 piastres, augmentée en 1810 de 75,000.
En 1820, nouvel emprisonnement des notables et exigence d'une rançon
qui éleva l'endettement de la communauté de 125,000 à
400,000 piastres. Cette même politique de tortures, d'emprisonnement
et d'extorsion sévissait à Tibériade en 1822 et de
façon chronique jusqu'en 1852.
Insécurité
L'insécurité de la personne
est un des éléments du statut du dhimmi. Elle se manifeste
par le renouvellement constant du rachat de ses droits, l'interdiction
de se défendre par les armes et par le témoignage. Généralement
les périodes d'affrontements islamo-chrétien, modifiaient
cette insécurité individuelle en danger collectif pour toutes
les communautés. Ainsi les massacres perpétrés par
l'armée française en Terre sainte aggravèrent le ressentiment
des musulmans. Au siège d'Acre par Bonaparte, toute la communauté
grecque orthodoxe fut enfermée dans le Saint-Sépulcre et
tandis que l'armée française marchait sur Jérusalem,
les musulmans menacèrent d'y exterminer tous les juifs. L'insurrection
grecque provoqua l'attaque en 1819 du patriarcat orthodoxe de Jérusalem,
l'anarchie qui régnait dans la ville risquait d'y faire périr
tous les chrétiens. La recrudescence des violences en 1821 incita
Darwish Pasha à expédier un message aux musulmans de Jérusalem.
Lu solennellement devant le Dôme du Rocher, il leur interdisait de
tuer les dhimmis sans son autorisation expresse. En 1823-1824, Jérusalem
est de nouveau le d'insurrections.
Durant les soulèvements contre l'armée
égyptienne, des bandes d'insurgés et la populace pillèrent
en 1834, les quartiers dhimmis à Jérusalem, Hébron,
Tibériade. A Safed, le pillage, le massacre, les viols, les destructions
des maisons et la désacralisation des synagogues dans le quartier
juif durèrent 33 jours. Réfugiés dans les environs,
les juifs n'obtinrent de nourriture qu'après une promesse de remboursement
au centuple. Ces mêmes razzias sur le quartier juif de Safed se répétèrent
en 1838 et en 1843.
Les insurrections des dhimmis chrétiens
d'Europe, la conquête de l'Algérie et les victoires de la
Russie et de l'Angleterre contre les musulmans d'Asie, exacerbaient l'hostilité
contre les chrétiens. A Gaza, à Naplouse et en Galilée
où les chrétiens étaient peu nombreux, ils n'osaient
regarder les musulmans en face et renonçaient à réclamer
justice, craignant les représailles. Durant la guerre de Crimée
(1853-1856), J. Finn nota dans son rapport du
19 juillet 1853, que les chrétiens et les juifs de Jérusalem
étaient dans une totale terreur. La veille la rumeur avait couru
que les musulmans les massacreraient tous après la prière
de midi.
Relations interconfessionnelles
Entre les communautés dhimmies qui
subissaient les mêmes dangers et les mêmes persécutions,
régnait la plus grande hostilité. L'antisémitisme
virulent des Eglises orientales, notamment en Palestine n'avait jamais
désarmé. Bien que les chrétiens fussent soumis aux
mêmes règles humiliantes que les juifs, leur situation toutefois,
sur le plan religieux et économique était meilleure. En effet
catholiques et grecs orthodoxes bénéficiaient des protections
de la France et de la Russie. Forts de ces avantages, les grecs renouvelèrent
fréquemment les accusations de crime rituel et les agressions physiques
contre les juifs. En 1847, les clergés arménien, latin et
grec prétendaient que tout juif passant devant le Saint-Sépulcre
pouvait être battu à mort, décès dont l'amende
n'aurait excédé dix paras (½ penny).
Dans les communautés chrétiennes,
les divisions qui avaient miné le christianisme demeuraient toujours
aussi vivaces. Les missionnaires européens qui tentaient de convertir
à leur Eglise, les juifs et les chrétiens orientaux: arméniens,
grecs, jacobites, greffèrent dans ce magma de fanatismes, des discordes
et des scissions supplémentaires. Ces conversions aux rites occidentaux
procuraient aux dhimmis divers avantages religieux, sociaux, juridiques
et économiques. Or la loi islamique les interdisaient sous peine
d'exil et de confiscation des biens. En 1817, le sultan ottoman Mahmoud
II confirma par un firman au cadi de Jérusalem, les prescriptions
à ce sujet, dont les plus anciennes remontaient à 1732. Toutefois,
comme ces conversions de dhimmis chrétiens aux Eglises européennes
affectaient l'ensemble de l'Empire ottoman, un décret ottoman, issu
le 20 novembre 1838 autorisa les chrétiens orientaux à choisir
parmi les Eglises uniates seulement, c'est-à-dire les Eglises orientales
unies à Rome, qui reçurent un statut officiel en 1839.
L'émancipation
Au cours des années 1838-1840, l'évolution
de la conjoncture internationale modifia la situation en Palestine. En
effet, les courants nationalistes qui soulevaient contre le joug ottoman,
les chrétiens dhimmis d'Europe nourrissaient les ambitions annexionistes
de l'Autriche et de la Russie. Or, soucieuses de préserver l'équilibre
européen, la France et l'Angleterre défendaient l'intégrité
territoriale de l'Empire ottoman. Pour éliminer tout prétexte
d'intervention militaire, ces puissances tentèrent d'abolir le statut
discriminatoire des dhimmis et de moderniser par des réformes, l'Etat
ottoman. Cette politique impliquait de multiples transformations, destinées
notamment à l'assainissement des finances, au renforcement de l'armée,
et à l'établissement de l'égalité juridique
des musulmans et des dhimmis.
Les communautés dhimmies divisées entre
elles
Le 3 novembre 1839, le sultan Abdül-Medjîd
proclama le khatt-i cherîf de Gülkhâne où il annonçait
des réformes (tanzîmât) qui amélioreraient le
sort de ses sujets et aboliraient la discrimination religieuse. Quelques
mois plus tôt, l'intervention des puissances avait sauvé son
trône de justesse, après une cuisante défaite turque
à Nizib, infligée par Ibrahim Pacha d'Egypte. Durant la guerre
de Crimée (1853-1856) la Porte mesura à nouveau sa faiblesse
face à la Russie et sa dépendance de l'aide militaire franco-anglaise.
Le 18 février 1856, le sultan confirmait dans une proclamation solennelle
(khatt-i-hümâyûn), son intention de moderniser l'Empire
et d'accorder l'égalité juridique aux dhimmis.
Les dhimmis son exposés à l'insécurité
permanente et aux pillages
Ces deux firmans, parrainés par l'Angleterre,
supprimaient un principe fondamental de politique islamique: la discrimination,
l'inégalité et l'humiliation dans tous les domaines, des
peuples indigènes non-musulmans. Ainsi l'abolition de la discrimination
des dhimmis, l'égalité des droits et la modernisation de
l'Empire turc devenaient la pierre angulaire de l'équilibre européen.
A partir de 1838-1840, des consulats européens
s'établirent à Jérusalem. Dès lors se greffèrent
sur la situation antérieure, de nouvelles tensions. En effet, l'inclusion
de l'émancipation des dhimmis (art. 8) dans le traité de
Paris (1856) autorisait les puissances européennes, par consuls
interposés, en exiger la réelle application. Or précisément,
l'avilissement des dhimmis n'avait jamais été aussi méticuleux
que dans les pays arabophones, où il avait été conçu,
intégré dans le dogme, institutionalisé et maintenu
douze siècles. Aussi, les timides tentatives libérales de
la Porte, se heurtaient-elles à l'hostilité des fonctionnaires
turcs et au fanatisme de la population arabe. Dans ces affrontements entre
les consuls, les fonctionnaires turcs et les masses fanatiques, les dhimmis
constituaient un enjeu passif et terrorisé, comme si leur longue
expérience de la dhimmitude les amenait à anticiper les massacres
de chrétiens en Syrie et au Liban (1853-1860). Sur le corps des
victimes s'affrontaient les tendances de rénovation et les forces
réactionnaires, qui bouleversaient les provinces arabes.
Ainsi dans cette brève esquisse
de la situation en Terre sainte durant la première moitié
du 19e siècle, tous les éléments de la dhimmitude
se manifestent. Aux impôts légaux payés par les dhimmis,
s'ajoutent les extorsions ruineuses exigées comme "droit de protection"
par des chefs bédouins régionaux, dont les affrontements
exposent les dhimmis à l'insécurité permanente et
aux pillages. Ces droits de protection s'avèrent plus écrasants
en Palestine qu'ailleurs car, outre le droit à la sécurité,
s'y ajoutent ceux pour la protection de leurs lieux saints, les droits
d'y accéder, d'y prier, ceux de déplacement et ceux protégeant
les cimetières.
Tout autant constate-t-on l'avilissement
des dhimmis, dont le comportement et la mentalité, confrontés
aux défis de l'émancipation, indiquent la psychologie particulière
née de cette condition.
En Palestine plus qu'ailleurs sévit
la judéophobie virulente des Eglises orientales, tandis que les
conflits interchrétiens sont exacerbés par le zèle
des missionnaires européens. Ces conversions aux Eglises uniates
introduisent au sein des communautés chrétiennes, le sectarisme
des Eglises européennes et les intérêts économiques
et politiques rivaux de leur Etat respectif.
De 1838 à 1856 s'ouvre l'ère
des réformes et de l'émancipation des dhimmis. Dès
lors, les forces politiques se polarisent autour de l'action des consuls
pour l'imposer, de la réticence des Turcs et de l'opposition farouche
des Arabes. Cette époque de transition, où l'égalité
civile et religieuse des dhimmis devient la pierre angulaire de l'équilibre
européen et du maintien de l'Empire ottoman, verra aussi les conflits
inter-dhimmis s'envenimer par le jeu des protections et des rivalités
européennes. Enfin, cette période est aussi celle de la pénétration
occidentale avec l'installation du télégraphe à Jérusalem
(1865) et l'inauguration de la première route entre Jérusalem
et Jaffa (1867). Pour les dhimmis, c'est - espèrent-ils - la fin
de la dhimmitude et l'aube d'une ère nouvelle. |