[Article publié dans "Les Cahiers d'Orient"
(Revue d'étude et de reflexion sur le monde arabe et musulman),
Paris, Quatrième trimestre 1997, No 48, pp. 7-12]
COMMENT
J'AI DÉCOUVERT LA "DHIMMITUDE"
Bat
Ye'or
Les chemins d'une réflexion
Tout chercheur sait bien combien ardues,
lentes, cahotiques sont les voies de la réflexion. Prégnante
dans les heures de travail, la pensée s'enfouie au tréfonds
de l'être, ruisseau aux multiples ramifications, cheminant dans les
insomnies, inaltérée par les tâches quotidiennes. Aussi
l'article qui m'a été demandé: "comment ai-je découvert
la dhimmitude?" - question à laquelle je tenterai de répondre
- me laisse quelque peu perplexe. Car ces vingt années de recherche,
de travail, d'écriture ne furent pas subordonnées au besoin
d'une "découverte" mais consacrées à la poursuite
d'une réflexion sur l'histoire. Il n'y eut pas au départ
la conscience d'un objet à découvrir. Mon travail s'est borné
à une mise en ordre d'un espace historique particulier qui fut soit
négligé, soit délibérément occulté.
Affirmer son existence par l'observation et la description, c'est aussi
paradoxalement s'interroger sur les motifs de sa négation.
Peut-être à l'origine de ma
recherche, se glissa un malaise fondé sur la puérilité
du concept de tolérance, recouvrant des multitudes humaines et des
espaces géographiques enjambant des continents. Cette dichotomie
entre le commentaire et l'histoire, souvent assortie de préjugés
à l'égard des populations "tolérées" stimula
certainement une volonté iconoclaste et le désir d'aller
soi-même voir ce qui se cachait derrière le cliché.
L'autodidacte est souvent profanateur
et rebelle. La vacuité de certains des poncifs sur la tolérance
islamique ne faisait que mieux ressortir le mystère troublant et
sombre des abîmes historiques ensevelis dans le non-dit. Les jugements
sonnaient creux, la pensée manquait d'envergure, elle paraissait
étriquée, sommaire, souvent élaborée à
partir d'arguments spécieux, voire de préjugés, à
l'égard des minorités. La complexité de l'histoire
était résumée dans une opinion d'ordre moral qui mêlait
la complaisance à l'apologie flatteuse, attitude surprenante dans
des ouvrages d'universitaires qui se piquent d'objectivité. C'est
cette insatisfaction intellectuelle qui stimula une démarche dont
j'ignorais tous les cheminements et les aboutissants.
Cette recherche a procédé
en deux étapes. L'analyse de la condition juive dans les pays d'islam
me fit pressentir, compte tenu de l'uniformité des lois, les thèmes
essentiels de la condition dhimmie. Ceci me permit d'aborder dans une seconde
phase l'étude de la dhimmitude chrétienne. Les deux domaines
sont inséparables mais ne se recouvrent pas. En effet, la dhimmitude
chrétienne représente un double processus: une auto-destruction
collective endogène associée à une agression exogène,
minant les structures étatiques, sociologiques, culturelles et politiques
des groupes chrétiens. L'identification des causes qui transforment
des majorités chrétiennes jouissant d'une indépendance
territoriale, en minorités atomisées et tolérées
dans la Oumma islamique, exige une démarche beaucoup plus acérée
et complexe que le travail sur la condition dhimmie juive.
Ma recherche sur les juifs dhimmis, mettait
aussi à jour une documentation considérable sur les chrétiens.
Leur statut, en effet, est identique à celui des juifs, ce qui n'est
pas le cas des Zoroastriens, qui bien que disposant d'un livre révélé
et jouissant par conséquent de la protection islamique, sont toutefois
relégués dans une catégorie inférieure. Les
dispositions juridiques définissant leur statut diffèrent
de celles concernant les peuples de la Bible.
Durant la guerre civile au Liban, je fus
approchée par des chrétiens libanais. La violence de la presse
et l'agressivité des préjugés à leur égard,
étalaient une ignorance grossière, peut-être sciemment
entretenue. Il se dégageait de cet hallali occidental, quelque chose
d'absolument abject, immoral et révoltant. Je comprenais le sens
de leur combat et ses enjeux. Le dénigrement veule contre ce petit
peuple courageux, par l'Europe des droits de l'homme, me semblait scandaleux.
Je travaillais alors à l'édition anglaise du Dhimmi (1) qui
était presque terminée. Je proposais à mes amis libanais
d'y inclure ma documentation sur les chrétiens, sans en faire toutefois
l'objet d'une analyse particulière. Ce n'est que plus tard, qu'accédant
à leur demande d'une réédition française je
pressentis en cours de travail, les particularités du domaine chrétien.
Dans mon livre Le Dhimmi, j'avais
entrevu un des aspects essentiels de la dhimmitude, qui ne révéla
sa structure fixe et permanente que dans mon travail sur les chrétientés
d'Orient. Cet élément déterminant procède de
l'idéologie du jihad, qui ordonne la guerre ou la soumission. Ainsi
est imposée l'alternative dogmatique qui emprisonne les relations
entre musulmans et non-musulmans dans la haine alimentée par la
guerre ou le mépris conditionné par la domination.
Retrouver les éléments communs
à cet univers constitua le premier balisage cartographique de la
dhimmitude. Quelles qu'aient été leurs différences
entre eux, les peuples chrétiens conquis par le jihad devenaient
une masse uniforme, assujettie aux mêmes lois islamiques. Même
si ce carcan juridique présentait des variations dans ses interprétations
et ses applications, il surimposait à la diversité
ethno-religieuse, un même type de société. Au témoignage
des sources, il apparaissait clairement que les déchéances
juridiques classiques concernant les dhimmis, demeuraient prégnantes
à la société islamique. Ce fait projetait sur le tableau
historique un éclairage différent de celui que lui conférait
leur pure et simple négation.
L'uniformité de la juridiction concernant
les dhimmis situait dans l'espace historique les contours d'une configuration
humaine stable, homogène. La dhimmitude, ensemble de collectivités
diversifiées, dessinait un espace géographique, certes fluctuant
au cours des époques, mais néanmoins clairement délimité.
A ce stade une mise en ordre s'imposait: la nomenclature ou catalogue des
divers éléments de la dhimmitude dans les espaces géographique
et temporel. Dans l'énorme fatras historique, il importait de différencier
les facteurs fixes - idéologiques et juridiques - des éléments
circonstanciels. Ce travail soulevait naturellement un nombre considérable
de questions techniques telles que la recherche des causes qui modulaient
les différences régionales et celles déterminant des
modifications et des répercussions en chaîne, à la
fois dans les masses dhimmies et dans la Oumma, comme, par exemple, les
mouvements de libération et d'émancipation des dhimmis. Il
fallait y ajouter la complexité des interférences agissant
d'une sphère extérieure (Europe, Russie), à l'ensemble
Oumma-dhimmis, et, bien sûr, les conflits inter-dhimmis.
Les caractères que j'observais chez
les juifs se retrouvaient toujours chez les chrétiens, mais la réciproque
était différente. En effet, les juifs constituaient des communautés
atomisées dans la Oumma, alors que les chrétiens formaient
des masses compactes, homogènes dans leur pays, disposant d'une
culture évoluée, avec, sur le plan littéraire, une
langue affinée et structurée. Les processus de phagocytage
de ces entités se développaient par des canaux idéologiques,
juridiques et politiques similaires; mais les réactions des populations
chrétiennes ciblées différaient en fonction de spécificités
ethniques ou géographiques et de hasards politiques. A l'intérieur
de ces groupes, des forces se dessinaient, entraînant des conflits
ou des collaborations, surtout au niveau des élites et du clergé,
conjointement au laminage permanent de l'esclavage, des déportations,
des périodes de massacres et de conversions forcées. Cette
régression de majorités ethniques en minorités religieuses,
constitue les caractères spécifiques des sociétés
chrétiennes et c'est cette dynamique complexe que j'ai appelé
"la dhimmitude". La compréhension de ces phénomènes
requerrait une autre optique que l'énumération des dispositions
du statut du dhimmi, mais les deux aspects étaient associés,
et s'articulaient dans une même dynamique.
L'histoire peut-être appréhendée
à divers niveaux. Tous d'ailleurs s'imbriquent et se recomposent;
leur sectionnement n'est qu'un procédé déformateur
permettant l'analyse. Selon les angles d'observation, le tableau historique
révèle la subtile complexité de sa palette. Or, le
monde de la dhimmitude ne peut être aperçu du promontoir élevé
du concept de tolérance, quels que soient par ailleurs ses mérites
- là n'est pas la question. Il ne se révèle à
l'observateur que s'il descend de ce piedestal pour s'y placer à
l'intérieur, s'il modifie par conséquent son angle de vision.
Il peut alors examiner les règles et les formes d'évolution
de cet univers en fonction du même cadre politique contraignant.
En fait, mon travail s'est borné à replacer les communautés
dhimmies dans le lacis des contraintes discriminatoires de la juridiction
islamique au lieu de les nier. C'est alors qu'apparurent les dissonances
entre le vécu des dhimmis cernés par les méticulosités
et l'acharnement de la loi et les théories superficielles de la
tolérance. Discriminations qui s'inscrivaient toujours dans une
protection du pouvoir islamique, d'ordre théologique. Mes déplacements
d'une communauté à l'autre pour explorer la diversité
de cet univers me dépouillèrent de mes préjugés
et dégagèrent les aspects humains essentiels de ces civilisations
de la déchéance et de la peur.
L'histoire des sociétés esclaves
ne peut être analysée avec les mêmes paramètres
que l'histoire des peuples libres. Celle-ci est conditionnée par
les caractères spécifiques de l'esclavage qui lui confèrent
ses particularités par rapport aux autres sociétés.
Si ses réalités sont niées ou ne sont pas intégrées
au vécu des esclaves, les caractéristiques de ces groupes
échapperont à l'observateur.
Modifier l'angle d'observation, intégrer
les communautés dhimmies dans les interdits de la juridiction islamique
et les événements politiques, introduisirent une troisième
démarche: rétrocéder sa dignité au dhimmi.
Ce travail de réhumanisation éclairait simultanément
les zones d'oppression, car, à l'évidence, ce statut de vulnérabilité
et d'opprobre ne paraissait juste ou admirable qu'en fonction du degré
de déshumanisation de ses victimes. Le regard qui approuvait tacitement
leur dévalorisation pouvait demeurer aveugle aux aspects ignominieux
de leur condition. Si les esclaves, le harbi (2) ou le dhimmi, appartiennent
à une catégorie inférieure, les discriminations qui
leur sont imposées - jusqu'à la suppression totale du droit
de vivre pour le harbi - perdant leur nocivité, étayent
la banalisation de l'injustice et du mépris.
Mais l'histoire dhimmie ne se révèle
pas aisément. Tout individu quelque peu familiarisé avec
la personne autiste, perçoit son caractère humain malgré
l'enfermement du silence. Or, les sociétés dhimmies sont
autistes, exilées de la mémoire et qui, des siècles
durant, vécurent dans le mutisme. Si l'on s'arrête à
l'aspect extérieur, on n'y décèlera pas l'aboutissement
de ce long processus de dégradation collective et les techniques
de destruction, à la fois sociales et psychologiques, nous échapperont.
Le mépris et la peur, greffés sur la vulnérabilité
juridique, sont les armes psychologiques les plus efficaces pour détruire
les forces spirituelles de l'homme, tout en lui laissant une forme extérieure
de vie. En outre, les traumatismes de la peur induisent le refoulement
inconscient de la mémoire. Les témoignages des communautés
dhimmies peuvent être contradictoires, car la conscience que l'on
a de soi diffère de l'observation de sa propre situation par une
source extérieure.
Explorer les strates du temps ouvrit une
aventure qui associa la recherche intellectuelle et cette qualité
dangereuse: l'empathie. D'autant que la pulsion profonde de l'histoire,
sa substance humaine charriée sur la durée, ne se communique
au lecteur que par les chroniques, oeuvres contemporaines des événements
qu'elles relatent. Pourtant, là plus qu'ailleurs, la critique s'impose,
car ces récits sont tissés dans les passions même de
la vie. L'histoire, en ce moment, change de nature. Au récit linéaire,
décanté, alignant dates et événements, dans
un contexte rationalisé, se substitue la marée des passions
humaines. Ici c'est le contact direct avec l'être de chair que transmet
le vieux grimoire. C'est la soudaine intrusion de la vie dans un univers
de cendres. Essayer d'équilibrer les deux domaines de nature si
contradictoire constitue un travail que chacun résout à sa
façon.
J'ai privilégié l'aspect
humain. Les peuples dhimmis ont peu d'histoire. Mais ils existent. Peut-être
était-ce la volonté de restituer aux déchus leur dignité
humaine qui m'a conduit à explorer les chemins de l'avilissement.
Il fallait replacer l'homme à sa place, dans sa dignité,
quels que fussent les oripeaux qui la dissimulaient.
Réhumaniser le dhimmi, c'était
aussi examiner les effets sur son comportement et sa psychologie, de la
résille de discriminations humiliantes qui l'enfermait. C'était
tenter d'y distinguer ses modes d'adaptation ou de rejet. Et, enfin, c'était
aussi découvrir la stupéfiante occultation d'une expérience
humaine enjambant trois continents et s'étendant sur plus d'un millénaire.
Au vrai, ce phénomène ne datait que de la fin des années
soixante, car un nombre considérable d'historiens, d'orientalistes,
de philologues avaient, depuis le siècle dernier, publiés
des ouvrages d'érudition qui demeurent toujours une source de références
et d'informations de première main. D'autant que les faits avaient
été observés de visu, puisque les pratiques de la
dhimmitude se manifestaient jusqu'au XXè siècle pour ne pas
dire jusqu'à notre époque. De fait, le négationisme
historique, inscrit dans une mouvance politique d'orientation communiste,
ne date que de ces trente dernières années, comme le prouvent
les travaux de Tritton (3), et de Fattal, pionnier en ce domaine (4).
Le matériau humain que j'étudiais
se délitait et se recréait, s'écoulant intemporel,
toujours identique à lui-même. Plus que les faits, c'était
ces masses insaisissables, à la fois pérennes et éphémères
qui m'intriguaient. Certes, une trop grande identification du lecteur avec
le texte risque d'engager des dérapages et des anachronismes. Il
fallait donc examiner le plus grand nombre de textes et les soumettre à
une critique comparative de vérification. Ainsi se dégageaient,
dans le domaine de la réflexion, deux niveaux: celui de l'humain
et celui, concret de l'histoire. Il est évident que la classification
méthodologique des divers éléments que les documents
permettaient de répertorier, après en avoir vérifié
la teneur par des sources diverses, n'impliquait nul jugement à
postériori et par conséquent anachronique, sur des systèmes
politiques archaïques et encore moins, toute idée de comparaison
avec d'autres systèmes qui se développaient selon leur propre
dynamique. L'aspect méthodologique reconstituait et concrétisait
une tranche de l'expérience humaine, vécue par des millions
d'individus et qui, à ce titre, justifiait l'intérêt
des chercheurs. Les procès d'intention qui m'étaient intentés
ne prouvaient que l'intolérance et le refus de la liberté
de pensée de leurs auteurs.
De façon totalement imprévisible,
l'actualité venait confirmer les conclusions de ce travail. Mes
contacts et mes conversations avec les gens venus du monde de la dhimmitude
apportaient des éclairages précieux sur la dynamique actuelle
de ce phénomène. Les processus de la dhimmitude se poursuivaient
jusqu'à nos jours, sous nos yeux, dans une structure idéologique
et juridique inamovible, modelant et façonnant le matériau
humain. Car être dhimmi, c'est avant tout une façon d'être
au monde, en fonction d'un conditionnement inconscient de la totalité
de l'être.
Certes mon travail présente bien
des lacunes et sans doute des erreurs, compte tenu de l'impossibilité
de concevoir les aspects généraux d'une condition qui fut
vécue par des millions d'êtres et pour plus d'un millénaire
- faute aussi de pouvoir en distinguer toutes les spécificités
et leur évolution. Il apparaît comme un long compagnonnage
amical le long du temps, avec les déshérités de l'histoire.
Aujourd'hui encore, ils sont à la porte de l'Histoire, au seuil
de la parole, pansant et repansant leurs plaies. Pourtant, si ce travail
du réhumanisation de passé n'est pas fait, les mêmes
idéologies de haine et de mépris continueront de sévir
sous l'étiquette de "la tolérance" et de "la justice islamique",
comme le prouve singulièrement l'actualité. En fait, n'est-ce
pas l'insensibilité des élites musulmanes à cette
condition qui, aujourd'hui, les rend victimes de la même intolérance?
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Notes
1. Edition anglaise élargie, "The
Dhimmi: Jews & Christians under Islam", préface de Jacques Ellul.
Traduit du français par David Maizel, Paul Fenton et David Littman,
(Fairleigh Dickinson University Press, Rutherford, N.J., & Associated
University Presses, London/Toronto, 1985), 4e réimpression, 1996.
2. Harbi: habitant du dar al-harb, région
non soumise à la juridiction islamique (dar al-Islam) et par conséquent
territoire où tous actes de guerre sont légitimes.
3. Arthur Stanley Tritton, "The Caliphs and
their Non-Muslim Subjects. A Critical Study of the Covenant of Umar", London:
Frank Cass, 1970 (1re éd. 1930).
4. Antoine Fattal, "Le Statut Légal
des Non-Musulmans en Pays d'Islam", Beyrouth, Imprimerie Catholique, 1958.
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